Vous est-il déjà arrivé de sentir l’odeur des sons, de voir les lettres en couleurs ou de goûter les mots comme des saveurs ? Comme si plusieurs de vos sens étaient activés simultanément par des éléments oraux ou écrits du langage… y compris des sens qui ne sont pas considérés comme habituellement stimulés par les activités d’écoute ou de lecture. Si cela vous est arrivé ponctuellement, c’est sans doute que vous étiez, comme le poète Théophile Gautier, sous l’influence d’une substance psychotrope… mais si cela vous arrive au quotidien, systématiquement, et que c’est pour vous une manière tout à fait naturelle de percevoir le monde, alors, vous faites probablement partie des synesthètes. Voici une petite revue des formes de synesthésie qui impliquent le langage (car il y en a bien d’autres…) ainsi qu’un zoom sur la façon dont la synesthésie inspire la création poétique.
Les mots, c’est la sensation même qui surgit, qui se met en mouvement.
Nathalie Sarraute , Les fruits d’or, 1963
La synesthésie ou l’expérience des « sens associés »
Le mot « synesthésie » vient des mots grecs syn (union) et aesthesis (sensation). Il désigne l’association inhabituelle et involontaire de plusieurs perceptions sensorielles, qui se manifeste de façon systématique chez certaines personnes (appelés « synesthètes »). Il s’agit d’un phénomène qui entraîne une « perception additionnelle », qui s’ajoute à la perception habituellement activée par un stimulus donné, comme si certains sens avaient fusionné. Par exemple, la vision d’une couleur génère la perception d’un son (associé et ajouté à la sensation de couleur) chez certains synesthètes. Autre exemple : certaines personnes voient des formes lorsqu’elles font une expérience gustative. De fait, l’imagerie cérébrale montre que chez un synesthète, les différentes régions cérébrales correspondant aux différents sens mobilisés sont activées par un même et unique stimulus.
Si certains dictionnaires qualifient la synesthésie de « trouble de la perception », les spécialistes considèrent qu’elle n’a rien de pathologique et qu’il s’agit plutôt d’une particularité cognitive, une manière différente de voir le monde. La synesthésie concernerait 4 % à 5% des adultes, sous une forme ou une autre. Cette proportion est cependant difficile à estimer du fait de la difficulté, pour les synesthètes comme pour les observateurs, d’identifier l’expérience subjective qu’est la synesthésie. On ne connaît pas l’origine exacte de cette particularité sensorielle. Elle serait en partie d’origine génétique, avec une dimension héréditaire, mais elle pourrait aussi être liée au développement cérébral. En effet, il existe chez les enfants des connexions cérébrales entre les différentes aires sensorielles, qui disparaissent avec le temps. Ces connexions persisteraient chez les synesthètes.
Attention cependant à ne pas confondre la synesthésie avec les expériences engendrées par la prise de substances psychotropes (ex : LSD, haschish…) ou par des lésions cérébrales (ex : suite à un accident ou à un AVC). En effet, de telles expériences peuvent donner lieu à des associations sensorielles inhabituelles. Ce qui les distingue de la synesthésie, c’est qu’elles sont temporaires et/ou qu’elles sont nouvelles et déroutantes pour la personne. A contrario, pour un synesthète, non seulement ses expériences sensorielles sont anciennes (ces associations ont été généralement acquises pendant l’enfance), mais elles sont surtout automatiques et très habituelles. C’est pour cela que beaucoup de synesthètes ne savent pas qu’ils le sont : pour eux, leur perception est normale. Et elle dure toute leur vie !
Ce qui rend la synesthésie particulièrement étonnante, c’est qu’elle peut prendre des formes incroyablement variées. Un nombre peut ainsi être associé à une position dans l’espace (synesthésie numérique), la musique peut être perçue comme colorée, les jours de la semaine se traduire par une forme (synesthésie spatio-temporelle) ou être associés à un type de personnalité… L’association américaine de synesthésie a recensé 152 formes différentes de synesthésie. Toutes les combinaisons de sens sont possibles, mais certaines sont plus courantes que d’autres.
quelques synesthésies impliquant le langage écrit ou oral
Ces formes de synesthésie impliquent le langage au plan visuel ou auditif, au travers des signes vus/lus ou des sons entendus. On trouve notamment :
L’association de couleurs à des lettres ou des chiffres écrits (synesthésie graphème > couleur), qui est la plus courante : elle concernerait 65% des synesthésies et 1% de la population. Chaque lettre ou chiffre est associé(e) à une couleur, toujours la même pour un même signe chez une même personne, mais qui n’est pas forcément la même pour d’autres synesthètes. Ceux-ci peuvent voir les couleurs associées aux chiffres ou aux lettres (lettres individuelles de l’alphabet) comme projetées à l’extérieur, ou au contraire dans leur tête. Pour certains, ce sont les voyelles qui sont davantage colorées, pour d’autres ce sont les consonnes.
Ce type de synesthésie est plus forte quand la personne utilise une langue dont l’orthographe est phonétique (ex : espagnol, allemand…), plutôt qu’une langue où les sonorités varient pour une même lettre (ex : anglais) ou bien où la sonorité est modifiée par une combinaison de lettres (ex : français).
Cette association peut aussi avoir lieu chez certains synesthètes avec des sons du langage oral (phonèmes > couleur).
La synesthésie lexicale > gustative est à l’inverse peu répandue. Les mots et les sons parlés sont associés ici à des goûts dans la bouche. Ces associations synesthésiques pourraient être conditionnées par l’alimentation de la personne pendant son enfance, ce qui expliquerait que seules les saveurs goûtées dans cette enfance soient associées aux sons parlés, et non les saveurs découvertes à l’âge adulte. Le sens du mot peut aussi jouer sur le goût ressenti : par exemple, le mot « bleu » a pour certains synesthètes un goût d’encre.
Autre phénomène intrigant : la personnification linguistique. Dans cette forme de synesthésie, les lettres évoquent des types de personnalité (ex : un O enjoué et blagueur, un R pensif et discret, un G réactif et râleur…).
Les procédés poétiques inspirés par la synesthésie
La relation entre l’art et la synesthésie peut être de trois types :
- Il peut s’agir, dans le processus de création d’une personne synesthète, de la façon dont celle-ci utilise sa propre expérience synesthésique pour créer, sans que sa création ait forcément pour objet la synesthésie ;
- Il peut s’agir pour un synesthète, d’évoquer grâce à l’art des associations synesthésiques pour les rendre compréhensibles ou perceptibles par un public de non-synesthètes ;
- Il peut s’agir au contraire de la création d’une personne non-synesthète, qui cherche à représenter ce que doit être la synesthésie, sans la connaître véritablement.
Pour parler de la synesthésie, on évoque souvent le poème Voyelles d’Arthur Rimbaud, qui associe des couleurs à des lettres. On pense donc couramment que Rimbaud était synesthète et qu’il essayait de partager son expérience. Pourtant, il est établi aujourd’hui que Rimbaud n’était pas synesthète lui-même ! Son poème n’est donc pas un témoignage d’une synesthésie vécue, mais plutôt une tentative de se représenter des sensations synesthésiques :
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,
Golfes d’ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;
U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;
O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
— O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !
La synesthésie peut enfin désigner un procédé de création poétique ou artistique, par lequel on utilise des évocations sensorielles pour créer une image ou pour la souligner. C’est ainsi qu’on peut faire des métaphores qui évoquent un croisement des sens, on parle alors de « métaphore synesthésique ».
Voici un exemple de synesthésie artistique en tant que procédé littéraire. Il s’agit d’un passage du poème Correspondances de Charles Baudelaire :
[…] Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
– Et d’autres, corrompus, riches et triomphants, […]
De nouvelles connexions ?
Tout ça est très stimulant pour l’imagination !
Imaginons… que se passerait-il si j’étais synesthète ?
Par exemple, si je voyais des couleurs associées aux différentes tessitures des voix que j’entends quand je transcris des enregistrements audio ? Les entretiens sociologiques seraient bicolores la plupart du temps, parfois tricolores, tandis que les écoutes de groupes focalisés (focus groups) deviendraient multicolores… et les échanges de séminaires vireraient complètement à l’arc-en-ciel, avec quelques échappées explosives d’artifices ! Est-ce que pour autant, j’entendrais mieux ceux qui parlent trop bas, qui n’articulent pas ou qui se coupent la parole ? Il y a peu de chances… mais peut-être qu’ils m’énerveraient moins !
-> Ce qu’il faut savoir sur la transcription audio/vidéo
Et pour la relecture-correction : est-ce que le fait d’entendre les lettres comme si elles étaient des notes de musique me permettrait de repérer plus vite les erreurs et autres coquilles, comme des fausses notes dans une partition ? Ce serait fabuleux ! En réalité, je doute que la synesthésie se soucie de correction orthographique et de standards typographiques… mais j’aime à imaginer un monde où la lecture d’une œuvre engendrerait une petite musique qui lui serait aussi singulière qu’unique !
–> La relecture-correction, à quoi ça sert ?
À vous, imaginez que vous connectez certains de vos sens : qu’est-ce que ça changerait dans votre monde ?
Sources :
- Revue d’un phénomène étrange: la synesthésie. Par Emilie A. Caspar et Régine Kolinsky, dans L’année psychologique 2013/4 (vol 113).
- Article Synesthésie : entendre des couleurs, c’est possible ? 13/03/2014 – Site internet de Sciences et avenir.
- Article Synesthésie de Wikipédia
- La langue française, dictionnaire en ligne